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lundi 25 mai 2015

Eloge du compte-rendu de dégustation

     Un compte-rendu de dégustation n'est qu'un rendu appauvri de l'expérience. Pourquoi ? Parce que les mots ne joignent pas la réalité, ils n'épuisent pas les sensations ressenties et leur enchevêtrement. Pourquoi continuer alors à rendre compte ? Pourquoi ne pas se contenter de déguster ?


     Parce que rendre compte facilite le compte-rendu. 
    C'est en s'exerçant qu'on risque de réussir l'exercice, pas en renonçant d'emblée. Rendre compte permet d'espérer s'améliorer et faire que les mots rejoignent au mieux la réalité. Je l'ai déjà exprimé sur ce blog, peut-être ne faudrait-il pas se contenter des mots, peut-être faudrait-il des notations pour l'intensité, la longueur, la variation (crescendo, decrescendo), la simultanéité. Le langage peut donner toutes ces notions, mais au moyen de phrases complexes qui rendent mal la fugacité, l'imprécision, le bouillonnement parfois (j'allais écrire le brouillonement), des sensations. La précision et la complexité de la phrase l'éloignent d'une partie du vécu (rapidité, fugacité) en voulant au contraire être plus proche que quelques mots jetés sur le papier. En effet, quelques mots, vite lus, vont redonner l'idée de la rapidité au lecteur mais feront confondre des sensations éloignées. Deux thés peuvent avoir un goût de litchi, et je peux donc écrire « litchi » simplement sur mon carnet. Mais ces deux thés n'avaient pas la même manière d'évoquer le litchi. Pas le même litchi, pas au même moment dans la portée des goûts, pas avec la même intensité. Bref, le simple mot litchi recouvrirait deux réalités différentes et donc ne rendrait pas compte de la réalité (c'est-à-dire qu'il en rendrait compte trop partiellement). Chacun peut vérifier cela aisément en découvrant dans un carnet de notes des mots similaires pour des thés finalement différents. De même, deux mélodies utilisent les mêmes notes, mais en les agençant différemment, sonnent très différemment. Si l'on veut le mener au mieux, le compte rendu de dégustation est donc un exercice de langage, une recherche de maîtrise de la langue (et de la communication vers autrui). Finalement, c'est toujours ce qui est recherché dans la maîtrise de la langue, la meilleure communication, le meilleur partage, le plus précis partage.


    Et cet exercice, il est bon pour soi. S'efforcer de s'exprimer au mieux, chercher à faire joindre les mots et la réalité obligent à vouloir être au plus près de la réalité. Se concentrer sur les sensations du nez, de la bouche, de la gorge, de la langue pour les ressentir le mieux possible. Il y a une focalisation de nos sens animaux pour les goûts et arômes du breuvage. On « touche » la réalité c'est-à-dire qu'on la ressent le plus et le mieux possible. Ceci pour s'en souvenir au mieux et donc pouvoir la restituer. En fait, il n'y a pas d'un côté les sens animaux et de l'autre la restitution intellectuelle et langagière. Le langage permet de mieux exercer mes sens. La maîtrise du langage ajuste les sens. Je goûte d'autant mieux le litchi que j'ai le mot litchi pour l'exprimer. Sans ce mot, je goûte quelque chose de sucré, doucereux, fruité. Avec ce mot, je goûte le litchi, je me remémore mieux la sensation et suis plus à même de la ressentir une autre fois. Avec ce mot, je critique mes propres sens (je les dirige, je les aiguise) : litchi ou raisin ? A quel degré de maturité ? Etc.


     Le compte-rendu, exercice intellectuel, repose sur l'exercice des sens, il n'y a pas d'opposition corps/esprit, mais complémentarité. Pour moi, ce n'est pas un exercice qui éloigne d'une certaine philosophie du thé (quoique cette expression rencontrée ici ou là veuille bien dire), mais un exercice qui porte à la méditation par le thé. C'est par ce cheminement que j'arrive à m'intéresser au taoïsme. Sans doute y a-t-il une orientation du compte-rendu qui le pousse vers la philosophie ou qui le laisse à l'analyse gustative. Mais c'est une voie possible (c'est ma voie, si jamais j'ai une voie du thé). 


    Le compte-rendu de dégustation ne m'éloigne donc pas du thé. Au contraire, il est un exercice qui m'oblige à être pleinement dans l'instant de boire.


Patrick

De la gastronomie à la méditation, avec François Cheng

    L'admiration, chez moi, n'est pas un processus très fréquent. Comme Cioran, il faudrait que je me prête à des exercices d'admiration. Pourtant, il existe bien un homme que j'admire et dont je suis les écrits depuis plusieurs années, depuis ma lecture de son grand roman Le Dit de Tianyi, réellement bouleversant, qui m'a ouvert sur un nouveau monde et une nouvelle esthétique. Cet homme, c'est François Cheng, académicien Français d'origine chinoise, homme de double culture mais surtout passeur de culture. Il a traduit et transmis l'esthétique chinoise, qu'elle s'exprime en poésie ou en peinture, avec une très grande sensibilité.

    Il a une attention aux choses et aux gens qui se sent même par le biais du livre ou de la radio. Il exprime au monde sa gratitude d'exister, ce qui façonne cette attention profonde et une humilité sincère. Voilà quelqu'un qui nous fait grandir, qui nous fait nous élever à l'entendre ou à le lire.

    Avant de réellement découvrir la peinture et la poésie chinoises, c'est par le thé que je me suis ouvert à l'esthétique de ce pays. C'est par le thé que je crois ressentir les préceptes du taoïsme. Préceptes dont François Cheng explique comment ils irriguent la pensée et l'art chinois. Je rêve d'une conversation autour d'un thé avec ce grand auteur.

    Son dernier livre, qui vient de paraître, est un recueil d'entretiens avec Françoise Siri, d'abord retransmis sur France Culture cet automne. Dans un des cinq entretiens, il raconte comment la découverte de la patisserie occidentale fut une première porte vers cet ailleurs qu'était alors pour lui l'Occident. Il faut lire avec quelle délicatesse il rend compte d'une expérience simple, celle de manger un macaron. Et ce n'est plus une simple dégustation de macaron, c'est une attention au monde, comme une méditation pour reprendre l'exclamation de Françoise Siri :


Entretiens avec Françoise Siri, p.88 sq

"F.Cheng : Comme son nom l'indique, ce macaron [Ispahan] est au parfum de rose, tandis que la couche intermédiaire qui sépare les deux parties est faite d'essence de litchi. Dans ce macaron, comme dans d'autres, il y a une telle combinaison subtile et complexe, que, pour le déguster, on se doit de se mettre dans un état de concentration, voire de recueillement.

F.Siri : Comme dans les méditations !

F.C. : Je vais essayer de décrire un tout petit peu cela. Quand on mange un macaron de Pierre Hermé, toutes les facultés sensorielles sont sollicitées. D'abord, cette teinte de pastel si invitante, cette rondeur si conforme à la bouche... Une fois entre les dents, cette sensation tactile du croquant qui se fond dans le moelleux. Puis se répandent dans la bouche une succession de saveurs et de fragrances qui s'entraînent les unes les autres, se répondent les unes les autres, s'interpénètrent en un tout à la fois caressant et vivace, sans que jamais le sucré ne vienne le gâter. Puis ce tout se déplace vers l'arrière du palais, se transmuant en un arrière-goût où, pendant un instant, les premières saveurs et fragrances semblent revenir, mais cette fois-ci quintessenciées en une sorte de résonance infinie."

    C'est cette attention, cet « état de concentration », qui pousse au « recueillement », à la sérénité, voire à la méditation. On est bien et pleinement au monde à ce moment là. Et le thé est un moyen d'atteindre cet état, un moyen qui serait également sa propre fin. 

    Tenter de rendre compte le plus sincèrement possible d'une dégustation de thé n'est donc pas une analyse froide, strictement intellectuelle, un exercice à vide, ou pire un exercice égotiste d'admiration de soi-même et de ses propres capacités. Déguster un thé, c'est plus que le boire, c'est être là, pleinement, dans l'instant simple mais concentré de l'action. 


    Déguster, analyser un thé, c'est rendre hommage à la beauté du monde.


Macarons d'Amour de chez David et
Dong Ding Deep Fired Deep Fermented de chez Hojo Tea



Patrick

lundi 12 décembre 2011

Où il est question de la maladie de l'étiquette et du Formose Wu Long

Formose Wu Long... Voilà un nom qui laisse un grand nombre d'interprétation. Je ne connais pas assez le thé, et les thés taïwanais pour deviner ce qui se cache derrière cette appellation. Je suis en effet atteint de cette maladie qui a commencé par quelques curieux honnêtes hommes du XVIIIè, comme Linné qu'il faut s'imaginer regardant une plante non avec l'émerveillement de l'enfant découvrant la nature, mais un carnet à la main et la volonté ferme d'établir le catalogue raisonné et complet de l'univers. Cette maladie a gagné les scientifiques et les industriels du XIXè siècle pour s'étendre au vaste public des consommateurs du XXIè. 
L'homme d'autrefois goûtait des "groseilles de Chine", du vin "de Bordeaux", du whisky d'Ecosse. Pour nous, la Chine n'est plus le synonyme d'un Orient flou et lointain. Nous ne buvons plus du Bordeaux, mais du Saint-Emilion ou du Médoc d'une année précise, nous voulons savoir si le whisky vient des Highlands ou des îles... Notre première rencontre avec le produit, c'est l'étiquette. Nous avons la manie de tout savoir. Nous ne vivons plus dans le monde, mais dans un catalogue immense...
   Je vous livre ses réflexions comme elles me viennent. Je ne sais si un historien a déjà abordé cette question de l'histoire du goût. Car commencer par l'étiquette, c'est déjà se mettre en condition pour la dégustation, c'est mettre en branle la machine à préjuger.

   Atteint de cette "maladie" donc, l'imprécision de l'étiquette m'a d'abord frustré. Mais mes préjugés sont favorables : c'est une dame de qualité qui nous offre ce thé, puisque c'est Francine de La Théière Nomade (cf post précédent). Les seconds préjugés favorables sont contenus dans les simples mots : oolong, Taïwan. Je m'amuse d'ailleurs à penser qu'il y a quelques années, "Formose WuLong" aurait constitué pour moi une appellation fort experte.

  Imaginez que devant vous un petit paquet scellé porte la mention "Formose Wu Long". Qu'attendez-vous à sentir ? Notez les quatre, cinq mots qui vous viennent. Ne trichez pas : tenez, écrivez maintenant ces mots dans les commentaires. Vous ne continuerez à lire qu'après. Eh oh, APRES ai je dit ! On ne triche pas !





On ne triche pas, hein ! Bon, j'ouvre le paquet. Je verse les grosses perles vertes dans une cuillère de bambou.
 L'eau, versée dans le zhong, réveille le thé. Le couvercle capture des odeurs "vertes" : des épinards, des algues, des herbes coupées, mais aussi, plus sec, du foin. A la bouche, la liqueur est aqueuse, veloutée. Elle titille la langue par une légère âpreté et une pointe d'astringence, une légère amertume également. Ce qui domine, c'est la fraîcheur . Ce sont des odeurs de pré : une fraîcheur fleurie, du foin, de l'herbe. La deuxième infusion est plus sucrée. A  la troisième les épinards sont transformés en boutons d'or : le nez et la bouche sont plus fleuris, une acidité nouvelle s'associe aux légumes pour donner des parfums d'oseille. La quatrième fois, je ne peux identifier de boutons d'or, mais les fleurs sont toujours jaunes. L'oseille s'assourdit.

 Si j'avais eu à noter mes préjugés sur le Formose Wu Long, j'aurais noté : légèreté (Bao Zhong), fleurs (Tie Guan Yin), fruits  (Beauté d'orient). Je n'aurais pas pensé aux légumes, aux algues, qui pour moi étaient typiques du thé japonais. Comme quoi, il faut se méfier de l'étiquette, c'est à dire, ne pas juger par l'étiquette. A le goûter, à trouver ces goûts précisément, Ségolène et moi nous sommes dit que Francine qui est amatrice de thé japonais (entre autres) avait voulu nous offrir ses préférences, ses inclinations en partage. 
Et ce partage, c'est toujours un plaisir !

Merci beaucoup !


Patrick