Un compte-rendu de dégustation n'est qu'un rendu appauvri de
l'expérience. Pourquoi ? Parce que les mots ne joignent pas la
réalité, ils n'épuisent pas les sensations ressenties et leur
enchevêtrement. Pourquoi continuer alors à rendre compte ?
Pourquoi ne pas se contenter de déguster ?
Parce que rendre compte facilite le compte-rendu.
C'est en s'exerçant
qu'on risque de réussir l'exercice, pas en renonçant d'emblée.
Rendre compte permet d'espérer s'améliorer et faire que les mots
rejoignent au mieux la réalité. Je l'ai déjà exprimé sur ce
blog, peut-être ne faudrait-il pas se contenter des mots, peut-être
faudrait-il des notations pour l'intensité, la longueur, la
variation (crescendo, decrescendo), la simultanéité. Le langage
peut donner toutes ces notions, mais au moyen de phrases complexes
qui rendent mal la fugacité, l'imprécision, le bouillonnement
parfois (j'allais écrire le brouillonement), des sensations.
La précision et la complexité de la phrase l'éloignent d'une
partie du vécu (rapidité, fugacité) en voulant au contraire être
plus proche que quelques mots jetés sur le papier. En effet,
quelques mots, vite lus, vont redonner l'idée de la rapidité au
lecteur mais feront confondre des sensations éloignées. Deux thés
peuvent avoir un goût de litchi, et je peux donc écrire « litchi »
simplement sur mon carnet. Mais ces deux thés n'avaient pas la même
manière d'évoquer le litchi. Pas le même litchi, pas au même
moment dans la portée des goûts, pas avec la même intensité.
Bref, le simple mot litchi recouvrirait deux réalités différentes
et donc ne rendrait pas compte de la réalité (c'est-à-dire qu'il
en rendrait compte trop partiellement). Chacun peut vérifier cela
aisément en découvrant dans un carnet de notes des mots similaires
pour des thés finalement différents. De même, deux mélodies
utilisent les mêmes notes, mais en les agençant différemment,
sonnent très différemment. Si l'on veut le mener au mieux, le
compte rendu de dégustation est donc un exercice de langage, une
recherche de maîtrise de la langue (et de la communication vers
autrui). Finalement, c'est toujours ce qui est recherché dans la
maîtrise de la langue, la meilleure communication, le meilleur
partage, le plus précis partage.
Et cet exercice, il est bon pour soi. S'efforcer de s'exprimer au
mieux, chercher à faire joindre les mots et la réalité obligent à
vouloir être au plus près de la réalité. Se concentrer sur les
sensations du nez, de la bouche, de la gorge, de la langue pour les
ressentir le mieux possible. Il y a une focalisation de nos sens
animaux pour les goûts et arômes du breuvage. On « touche »
la réalité c'est-à-dire qu'on la ressent le plus et le mieux
possible. Ceci pour s'en souvenir au mieux et donc pouvoir la
restituer. En fait, il n'y a pas d'un côté les sens animaux et de
l'autre la restitution intellectuelle et langagière. Le langage
permet de mieux exercer mes sens. La maîtrise du langage ajuste les
sens. Je goûte d'autant mieux le litchi que j'ai le mot litchi pour
l'exprimer. Sans ce mot, je goûte quelque chose de sucré,
doucereux, fruité. Avec ce mot, je goûte le litchi, je me remémore
mieux la sensation et suis plus à même de la ressentir une autre
fois. Avec ce mot, je critique mes propres sens (je les dirige, je
les aiguise) : litchi ou raisin ? A quel degré de
maturité ? Etc.
Le compte-rendu, exercice intellectuel, repose sur l'exercice des
sens, il n'y a pas d'opposition corps/esprit, mais complémentarité.
Pour moi, ce n'est pas un exercice qui éloigne d'une certaine
philosophie du thé (quoique cette expression rencontrée ici ou là
veuille bien dire), mais un exercice qui porte à la méditation par
le thé. C'est par ce cheminement que j'arrive à m'intéresser au taoïsme. Sans doute y a-t-il une
orientation du compte-rendu qui le pousse vers la philosophie ou qui
le laisse à l'analyse gustative. Mais c'est une voie possible (c'est
ma voie, si jamais j'ai une voie du thé).
Le compte-rendu de dégustation ne m'éloigne donc pas du thé. Au
contraire, il est un exercice qui m'oblige à être pleinement dans
l'instant de boire.
Patrick
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